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"La Géographie n'est autre chose que l'Histoire dans l'espace, de même que l'Histoire est la Géographie dans le temps." Elisée Reclus, L'Homme et la Terre, 1905.

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jeudi 14 mars 2024

[Biographie] Christian Grataloup, un géohistorien en liberté : #3 Le doctorant (les années 1990)

  BIOGRAPHIE


Christian Grataloup, un géohistorien en liberté

 #3 Le doctorant (les années 1990)


Christian Grataloup
(Source photo : cliché personnel de C. Grataloup)

1-La nécessité d’une thèse.

Jusqu’au milieu des années 1980, le recrutement universitaire ne nécessitait pas d’avoir une thèse. Le remplacement du corps des maîtres assistants par celui de maîtres de conférences (1984) rendait obligatoire l’obtention d’une thèse pour intégrer administrativement le milieu universitaire. Christian Grataloup était déjà connu de ce dernier grâce à la revue EspacesTemps. Il rencontra des géographes modalisateurs lors de réunions. On l’associe donc rapidement à ce type de géographie. Dans le contexte de la victoire de François Mitterrand aux élections présidentielles de 1981, de nombreuses associations ont vu le jour : l’ancienne Association des assistants et des maîtres-assistants de géographie se fond dans la nouvelle Association Française de Développement de la Géographie (AFDG) créée en septembre 1981 aux Etats généraux de la géographie à Lyon. Cette dernière s’ouvre notamment aux enseignants du secondaire. Très vite, il intègre l’équipe animatrice de colloques comme Géoforum ou des Universités d’été. Fort de cette situation, à 40 ans, il décide d’officialiser son statut universitaire par la rédaction d’une thèse. Ancien géomorphologue, l’anthropologie le tente dans un premier temps, pour finalement choisir la géographie.

 

2-Brunet et le choc de la chorématique.

Christian était régulièrement présent à la Maison de la Géographie fondée par Roger Brunet à Montpellier en 1982. Sans être officiellement universitaire, ses différents articles publiés dans des revues comme l’Espace géographique ou l’Information géographique lui donne une certaine visibilité. Le premier choc fut la rencontre avec les chorèmes, mot inventé par Roger Brunet dans un article de 1980 dans l’Espace géographique[1]. Ces « structures élémentaires » ébauchent une grammaire de « [l’] organisation de l’espace ». Ce structuralisme spatial donnait un sens à des travaux de Christian. Ce dernier a donc eu l’idée d’utiliser la chorématique dans le domaine historique et plus précisément dans la géographie historique. L’objectif était d’analyser la présence de récurrences ou de transformations de structures historiques, d’étudier comment les permanences et les changements peuvent s’expliquer grâce à des structures géographiques. Grataloup envisage donc la création de structures chrono‑chorématiques[2]. Toutes ses réflexions ont vu d’abord le jour dans un contexte pédagogique, Christian considérant qu’elles étaient un moyen simple d’initier les élèves à la géographie modélisatrice. C’était aussi un moyen heuristique pour articuler cartes et récits. La thèse allait donc de soi pour formaliser ces travaux. En 1987, il se tourne donc naturellement vers Roger Brunet pour diriger sa thèse. Le maître de Christian Grataloup avec qui il était très lié, François Durand-Dastès, aurait pu être son directeur mais celui-ci n’a été professeur d’université que tardivement, et n’a d’ailleurs jamais fait de thèse lui‑même. À partir de 1984 et la création du corps des maîtres de conférences, l’inscription en doctorat nécessitait l’obtention d’un DEA[3]. Philippe Pinchemel, Marie-Claire Robic et Denise Pumain[4] lui ont donc dit de patienter un an avant de s’inscrire en thèse afin qu’ils le lui remettent. Ainsi comme pour le baccalauréat, Christian Grataloup a eu obtenue ce diplôme sans l’avoir passé officiellement. Cependant, Grataloup a quand même tenu à faire un petit projet d’écriture sur la modélisation géographique. Le DEA enfin en poche, Christian put s’inscrire en doctorat en 1990.

Roger Brunet fut un directeur de thèse exigeant, rappelant à l’ordre Christian quand celui-ci était en retard dans le rendu de ses travaux. Christian réutilise un certain nombre de ses anciens écrits. La problématique principale de la thèse, soutenue en janvier 1994, était l’application de la chorématique dans la géographie historique. Deux ans après, le corps principal a donné naissance à Lieux d’histoire[5].

 

3-La géohistoire d’Alain Reynaud.

Grataloup découvre la géohistoire grâce à Alain Reynaud. En 1972, ce dernier publie Epistémologie de la géomorphologie[6].  Bien que n’étant pas lui-même géomorphologue, ce qui lui a valu les foudres de cette corporation, cet ouvrage croise géomorphologie et philosophie. Pour Christian, ce livre fut une véritable révélation. L’un des principaux fils conducteurs est la dimension temporelle, comment expliquer un paysage géographique en en faisant un récit historique. Si on cherche un ancêtre aux chorèmes, il se trouve dans les manuels de géomorphologie, la cuesta[7] en étant un bon exemple. Cet ouvrage a tellement marqué Christian qu’il voulut lire d’autres ouvrages ou articles de Reynaud notamment par l’intermédiaire de la revue du TIGR (Travaux de l’Institut de Géographie de Reims). Le premier numéro d’EspacesTemps (1975) fût d’ailleurs envoyé à Reynaud. Ce dernier proposa à Jacques Lévy et à Christian de venir le présenter à ses étudiants. C’est donc à cette occasion que Christian rencontra Alain Reynaud en personne en 1976. Cette rencontre fut prolongée par des échanges épistolaires. Reynaud et Grataloup étaient tous deux des fidèles de Brunet, créateur du département de géographie de Reims et du TIGR[8]. En 1994, au moment où un poste était vacant à Reims, Alain Reynaud a donc évidemment poussé ses collègues à recruter Christian, quand ce dernier fut docteur et qualifié pour être maître de conférences. Ainsi pendant quatre ans, ce dernier enseigna dans un petit département de géographie composé seulement de dix enseignants. Cela l’a amené à travailler aussi bien avec des historiens qu’avec des étudiants de première année.  

Roger Brunet réussit à convaincre Alain Reynaud de publier ses travaux dans un livre intitulé Une géohistoire. La Chine des Printemps et des Automnes[9]. La chronique des Printemps et des Automnes raconte ce qui se passe année après année entre les différents royaumes chinois du Xe au Ve siècle avant notre ère. Reynaud en fit une étude géographique en s’intéressant aux mouvements migratoires, aux changements de poste des grands dignitaires, aux attaques et aux guerres entre royaumes, aux liens commerciaux avec les flux de caravanes… L’analyse de tous ces éléments relève des récurrences et des structures géographiques cartographiées dans son ouvrage. Cette recherche est placée sous l’égide du terme « géohistoire ». C’est sur ce point précis que Reynaud a fortement influencé Grataloup. Cependant, il n’a plus réutilisé ce terme pour aucun de ses autres travaux.

 

4- Bernard Lepetit, un historien géographe.

Christian découvre l’historien Bernard Lepetit grâce au groupe Dupont installé à Avignon[10]. Celui-ci se réunissait régulièrement lors de rencontres appelées Géopoint. Bernard Lepetit fut invité à l’une d’entre elles. Grataloup constate que cet historien utilise la géographie quantitative pour analyser l’organisation spatiale des réseaux urbains d’Ancien Régime et du XIXe siècle. Christian a d’ailleurs tenu à ce que Bernard Lepetit fasse partie de son jury de thèse[11]. Malheureusement, Lepetit mourut à l’âge de 47 ans le 31 mars 1996 d’un accident de voiture. Lieux d’histoire lui est d’ailleurs dédié.

 

 

5-Braudel, père de la géohistoire.

Le terme de « géohistoire » est utilisé pour la première fois par l’historien Fernand Braudel dans un article rédigé lors de sa captivité en Allemagne (entre 1940 et 1945) et intitulé « Géohistoire : la société, l’espace et le temps »[12]. Cependant, Braudel intéresse davantage Grataloup pour son récit factuel de la construction du niveau mondiale entre le XVe et le XVIIIe. Le principal héritage retenu par Christian de cet historien fut la réflexion en termes d’économie-monde et d’empire-monde. Au moment du colloque de Châteauvallon (octobre 1985) en l’honneur de Fernand Braudel, Christian Grataloup, alors en vacances au Mexique, ne put s’y rendre. Ce fut donc son ami Jean-Louis Margolin, présent à ce colloque, qui a proposé une interview à Braudel par la revue EspacesTemps. Ce dernier, décédant en novembre 1985, n’honora pas ce rendez-vous.


 Source :



[1] Roger Brunet, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », in L’Espace géographique, livraison numéro 4, 1980.

[2] Ces structures ou « principes » sont rassemblés sur notre site : https://gaiaclioalecole.blogspot.com/p/principe.html

[3] Le Diplôme d’Études Approfondies (DEA) fut créé en 1954. Il sanctionne la première année des études doctorales. Il est remplacé aujourd’hui par le master de recherche dans le cadre de la réforme LMD (Licence-Master-Doctorat) de 2002.

[4] Tous trois sont des géographes français.

[5] Grataloup Christian, Lieux d’histoire, Reclus, collection Espaces modes d’emploi, Montpellier, 1996, 200 pages.

[6] Reynaud Alain, Epistémologie de la Géomorphologie, Masson et Compagnie, Paris, 1971, 128 pages.

[7] En géomorphologie, la cuesta est une forme de relief dissymétrique superposant une couche résistante à une couche tendre, l'abrupt constituant le front de cuesta, la partie en pente douce le revers.

[8] Roger Brunet fonde la revue des Travaux de l’Institut de Géographie de Reims (TIGR) en 1969.

[9] Reynaud Alain, Une géohistoire. La Chine des Printemps et des Automnes, Reclus, collection Géographiques, Montpellier, 1992, 220 pages.

[10] Le groupe Dupont est une association formée au début des années 1970 de jeunes assistants en géographie isolés en province n’arrivant pas à se former à la géographie modélisatrice malgré leur connaissance des écrits de Brunet. Le nom du groupe Dupont fait évidemment référence au pont d’Avignon.

[11] Grataloup Christian, L’espace de la transition : essai de géohistoire chorématique, thèse de doctorat en géographie, sous la direction de Roger Brunet, soutenue à Paris 1 en 1994.

[12] Ribeiro Guilherme, « La genèse de la géohistoire chez Fernand Braudel : un chapitre de l'histoire de la pensée géographique », Annales de géographie, vol. 686, no. 4, 2012, pp. 329-346.