Christian Grataloup, un géohistorien en liberté
#3 Le doctorant (les années 1990)
1-La nécessité d’une thèse.
Jusqu’au milieu des années 1980, le recrutement universitaire ne
nécessitait pas d’avoir une thèse. Le remplacement du corps des maîtres
assistants par celui de maîtres de conférences (1984) rendait obligatoire
l’obtention d’une thèse pour intégrer administrativement le milieu
universitaire. Christian Grataloup était déjà connu de ce dernier grâce à la
revue EspacesTemps. Il rencontra des géographes
modalisateurs lors de réunions. On l’associe donc rapidement à ce type de
géographie. Dans le contexte de la victoire de François Mitterrand aux
élections présidentielles de 1981, de nombreuses associations ont vu le jour :
l’ancienne Association des assistants et des maîtres-assistants de géographie
se fond dans la nouvelle Association Française de Développement de la
Géographie (AFDG) créée en septembre 1981 aux Etats généraux de la géographie à
Lyon. Cette dernière s’ouvre notamment aux enseignants du secondaire. Très
vite, il intègre l’équipe animatrice de colloques comme Géoforum ou des
Universités d’été. Fort de cette situation, à 40 ans, il décide d’officialiser
son statut universitaire par la rédaction d’une thèse. Ancien géomorphologue, l’anthropologie
le tente dans un premier temps, pour finalement choisir la géographie.
2-Brunet et le choc de
la chorématique.
Christian était régulièrement présent à la Maison de la Géographie fondée
par Roger Brunet à Montpellier en 1982. Sans être officiellement universitaire,
ses différents articles publiés dans des revues comme l’Espace géographique
ou l’Information géographique lui donne une certaine visibilité. Le
premier choc fut la rencontre avec les chorèmes, mot inventé par Roger Brunet
dans un article de 1980 dans l’Espace géographique[1].
Ces « structures élémentaires » ébauchent une grammaire
de « [l’] organisation de l’espace ». Ce structuralisme
spatial donnait un sens à des travaux de Christian. Ce dernier a donc eu l’idée
d’utiliser la chorématique dans le domaine historique et plus précisément dans
la géographie historique. L’objectif était d’analyser la présence de
récurrences ou de transformations de structures historiques, d’étudier comment
les permanences et les changements peuvent s’expliquer grâce à des structures
géographiques. Grataloup envisage donc la création de structures chrono‑chorématiques[2].
Toutes ses réflexions ont vu d’abord le jour dans un contexte pédagogique,
Christian considérant qu’elles étaient un moyen simple d’initier les élèves à
la géographie modélisatrice. C’était aussi un moyen heuristique pour articuler
cartes et récits. La thèse allait donc de soi pour formaliser ces travaux. En
1987, il se tourne donc naturellement vers Roger Brunet pour diriger sa thèse. Le
maître de Christian Grataloup avec qui il était très lié, François
Durand-Dastès, aurait pu être son directeur mais celui-ci n’a été professeur
d’université que tardivement, et n’a d’ailleurs jamais fait de thèse lui‑même. À
partir de 1984 et la création du corps des maîtres de conférences,
l’inscription en doctorat nécessitait l’obtention d’un DEA[3].
Philippe Pinchemel, Marie-Claire Robic et Denise Pumain[4]
lui ont donc dit de patienter un an avant de s’inscrire en thèse afin qu’ils le
lui remettent. Ainsi comme pour le baccalauréat, Christian Grataloup a eu obtenue
ce diplôme sans l’avoir passé officiellement. Cependant, Grataloup a quand même
tenu à faire un petit projet d’écriture sur la modélisation géographique. Le DEA
enfin en poche, Christian put s’inscrire en doctorat en 1990.
Roger Brunet fut un directeur de thèse exigeant, rappelant à l’ordre
Christian quand celui-ci était en retard dans le rendu de ses travaux.
Christian réutilise un certain nombre de ses anciens écrits. La problématique
principale de la thèse, soutenue en janvier 1994, était l’application de la
chorématique dans la géographie historique. Deux ans après, le corps principal a
donné naissance à Lieux d’histoire[5].
3-La géohistoire d’Alain
Reynaud.
Grataloup découvre la géohistoire grâce à Alain Reynaud. En 1972, ce
dernier publie Epistémologie de la géomorphologie[6]. Bien que n’étant pas lui-même géomorphologue,
ce qui lui a valu les foudres de cette corporation, cet ouvrage croise
géomorphologie et philosophie. Pour Christian, ce livre fut une véritable
révélation. L’un des principaux fils conducteurs est la dimension temporelle, comment
expliquer un paysage géographique en en faisant un récit historique. Si on
cherche un ancêtre aux chorèmes, il se trouve dans les manuels de
géomorphologie, la cuesta[7]
en étant un bon exemple. Cet ouvrage a tellement marqué Christian qu’il voulut
lire d’autres ouvrages ou articles de Reynaud notamment par l’intermédiaire de
la revue du TIGR (Travaux de l’Institut de Géographie de Reims). Le premier
numéro d’EspacesTemps (1975) fût d’ailleurs envoyé à Reynaud. Ce dernier
proposa à Jacques Lévy et à Christian de venir le présenter à ses étudiants. C’est
donc à cette occasion que Christian rencontra Alain Reynaud en personne en
1976. Cette rencontre fut prolongée par des échanges épistolaires. Reynaud et
Grataloup étaient tous deux des fidèles de Brunet, créateur du département de
géographie de Reims et du TIGR[8].
En 1994, au moment où un poste était vacant à Reims, Alain Reynaud a donc
évidemment poussé ses collègues à recruter Christian, quand ce dernier fut
docteur et qualifié pour être maître de conférences. Ainsi pendant quatre ans, ce
dernier enseigna dans un petit département de géographie composé seulement de dix
enseignants. Cela l’a amené à travailler aussi bien avec des historiens qu’avec
des étudiants de première année.
Roger Brunet réussit à convaincre Alain Reynaud de publier ses travaux
dans un livre intitulé Une géohistoire. La Chine des Printemps et des
Automnes[9]. La
chronique des Printemps et des Automnes raconte ce qui se passe année après
année entre les différents royaumes chinois du Xe au Ve siècle avant notre ère.
Reynaud en fit une étude géographique en s’intéressant aux mouvements
migratoires, aux changements de poste des grands dignitaires, aux attaques et aux
guerres entre royaumes, aux liens commerciaux avec les flux de caravanes… L’analyse
de tous ces éléments relève des récurrences et des structures géographiques cartographiées
dans son ouvrage. Cette recherche est placée sous l’égide du terme
« géohistoire ». C’est sur ce point précis que Reynaud a fortement
influencé Grataloup. Cependant, il n’a plus réutilisé ce terme pour aucun de ses
autres travaux.
4- Bernard Lepetit, un
historien géographe.
Christian découvre l’historien Bernard Lepetit grâce au groupe Dupont
installé à Avignon[10].
Celui-ci se réunissait régulièrement lors de rencontres appelées Géopoint.
Bernard Lepetit fut invité à l’une d’entre elles. Grataloup constate que cet historien
utilise la géographie quantitative pour analyser l’organisation spatiale des
réseaux urbains d’Ancien Régime et du XIXe siècle. Christian a d’ailleurs tenu
à ce que Bernard Lepetit fasse partie de son jury de thèse[11].
Malheureusement, Lepetit mourut à l’âge de 47 ans le 31 mars 1996 d’un accident
de voiture. Lieux d’histoire lui est d’ailleurs dédié.
5-Braudel, père de la
géohistoire.
Le terme de « géohistoire » est utilisé pour la première fois
par l’historien Fernand Braudel dans un article rédigé lors de sa captivité en Allemagne
(entre 1940 et 1945) et intitulé « Géohistoire : la société, l’espace
et le temps »[12].
Cependant, Braudel intéresse davantage Grataloup pour son récit factuel de la
construction du niveau mondiale entre le XVe et le XVIIIe. Le principal
héritage retenu par Christian de cet historien fut la réflexion en termes
d’économie-monde et d’empire-monde. Au moment du colloque de Châteauvallon
(octobre 1985) en l’honneur de Fernand Braudel, Christian Grataloup, alors en
vacances au Mexique, ne put s’y rendre. Ce fut donc son ami Jean-Louis Margolin,
présent à ce colloque, qui a proposé une interview à Braudel par la revue EspacesTemps. Ce dernier, décédant en novembre 1985, n’honora pas ce rendez-vous.
[1]
Roger Brunet, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale »,
in L’Espace géographique, livraison numéro 4, 1980.
[2]
Ces structures ou « principes » sont rassemblés sur notre site :
https://gaiaclioalecole.blogspot.com/p/principe.html
[3]
Le Diplôme d’Études Approfondies (DEA) fut créé en 1954. Il sanctionne la
première année des études doctorales. Il est remplacé aujourd’hui par le master
de recherche dans le cadre de la réforme LMD (Licence-Master-Doctorat) de 2002.
[4] Tous
trois sont des géographes français.
[5]
Grataloup Christian, Lieux d’histoire, Reclus, collection Espaces modes
d’emploi, Montpellier, 1996, 200 pages.
[6]
Reynaud Alain, Epistémologie de la Géomorphologie, Masson et Compagnie,
Paris, 1971, 128 pages.
[7]
En géomorphologie, la cuesta est une forme de relief dissymétrique superposant
une couche résistante à une couche tendre, l'abrupt constituant le front
de cuesta, la partie en pente douce le revers.
[8]
Roger Brunet fonde la revue des Travaux de l’Institut de Géographie de Reims
(TIGR) en 1969.
[9]
Reynaud Alain, Une géohistoire. La Chine des Printemps et des Automnes,
Reclus, collection Géographiques, Montpellier, 1992, 220 pages.
[10]
Le groupe Dupont est une association formée au début des années 1970 de jeunes
assistants en géographie isolés en province n’arrivant pas à se former à la
géographie modélisatrice malgré leur connaissance des écrits de Brunet. Le nom
du groupe Dupont fait évidemment référence au pont d’Avignon.
[11]
Grataloup Christian, L’espace de la transition : essai de géohistoire
chorématique, thèse de doctorat en géographie, sous la direction de Roger
Brunet, soutenue à Paris 1 en 1994.
[12] Ribeiro
Guilherme, « La genèse de la géohistoire chez Fernand Braudel : un
chapitre de l'histoire de la pensée géographique », Annales de
géographie, vol. 686, no. 4, 2012, pp. 329-346.