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"La Géographie n'est autre chose que l'Histoire dans l'espace, de même que l'Histoire est la Géographie dans le temps." Elisée Reclus, L'Homme et la Terre, 1905.

L'objectif de ce site est de faire connaître l'épistémologie et les didactiques de la Géohistoire. Il veut être un lieu centralisant les différentes actualités géohistoriques aussi bien dans l'Enseignement que dans la Recherche.

jeudi 14 mars 2024

[Biographie] Christian Grataloup, un géohistorien en liberté : #3 Le doctorant (les années 1990)

  BIOGRAPHIE


Christian Grataloup, un géohistorien en liberté

 #3 Le doctorant (les années 1990)


Christian Grataloup
(Source photo : cliché personnel de C. Grataloup)

1-La nécessité d’une thèse.

Jusqu’au milieu des années 1980, le recrutement universitaire ne nécessitait pas d’avoir une thèse. Le remplacement du corps des maîtres assistants par celui de maîtres de conférences (1984) rendait obligatoire l’obtention d’une thèse pour intégrer administrativement le milieu universitaire. Christian Grataloup était déjà connu de ce dernier grâce à la revue EspacesTemps. Il rencontra des géographes modalisateurs lors de réunions. On l’associe donc rapidement à ce type de géographie. Dans le contexte de la victoire de François Mitterrand aux élections présidentielles de 1981, de nombreuses associations ont vu le jour : l’ancienne Association des assistants et des maîtres-assistants de géographie se fond dans la nouvelle Association Française de Développement de la Géographie (AFDG) créée en septembre 1981 aux Etats généraux de la géographie à Lyon. Cette dernière s’ouvre notamment aux enseignants du secondaire. Très vite, il intègre l’équipe animatrice de colloques comme Géoforum ou des Universités d’été. Fort de cette situation, à 40 ans, il décide d’officialiser son statut universitaire par la rédaction d’une thèse. Ancien géomorphologue, l’anthropologie le tente dans un premier temps, pour finalement choisir la géographie.

 

2-Brunet et le choc de la chorématique.

Christian était régulièrement présent à la Maison de la Géographie fondée par Roger Brunet à Montpellier en 1982. Sans être officiellement universitaire, ses différents articles publiés dans des revues comme l’Espace géographique ou l’Information géographique lui donne une certaine visibilité. Le premier choc fut la rencontre avec les chorèmes, mot inventé par Roger Brunet dans un article de 1980 dans l’Espace géographique[1]. Ces « structures élémentaires » ébauchent une grammaire de « [l’] organisation de l’espace ». Ce structuralisme spatial donnait un sens à des travaux de Christian. Ce dernier a donc eu l’idée d’utiliser la chorématique dans le domaine historique et plus précisément dans la géographie historique. L’objectif était d’analyser la présence de récurrences ou de transformations de structures historiques, d’étudier comment les permanences et les changements peuvent s’expliquer grâce à des structures géographiques. Grataloup envisage donc la création de structures chrono‑chorématiques[2]. Toutes ses réflexions ont vu d’abord le jour dans un contexte pédagogique, Christian considérant qu’elles étaient un moyen simple d’initier les élèves à la géographie modélisatrice. C’était aussi un moyen heuristique pour articuler cartes et récits. La thèse allait donc de soi pour formaliser ces travaux. En 1987, il se tourne donc naturellement vers Roger Brunet pour diriger sa thèse. Le maître de Christian Grataloup avec qui il était très lié, François Durand-Dastès, aurait pu être son directeur mais celui-ci n’a été professeur d’université que tardivement, et n’a d’ailleurs jamais fait de thèse lui‑même. À partir de 1984 et la création du corps des maîtres de conférences, l’inscription en doctorat nécessitait l’obtention d’un DEA[3]. Philippe Pinchemel, Marie-Claire Robic et Denise Pumain[4] lui ont donc dit de patienter un an avant de s’inscrire en thèse afin qu’ils le lui remettent. Ainsi comme pour le baccalauréat, Christian Grataloup a eu obtenue ce diplôme sans l’avoir passé officiellement. Cependant, Grataloup a quand même tenu à faire un petit projet d’écriture sur la modélisation géographique. Le DEA enfin en poche, Christian put s’inscrire en doctorat en 1990.

Roger Brunet fut un directeur de thèse exigeant, rappelant à l’ordre Christian quand celui-ci était en retard dans le rendu de ses travaux. Christian réutilise un certain nombre de ses anciens écrits. La problématique principale de la thèse, soutenue en janvier 1994, était l’application de la chorématique dans la géographie historique. Deux ans après, le corps principal a donné naissance à Lieux d’histoire[5].

 

3-La géohistoire d’Alain Reynaud.

Grataloup découvre la géohistoire grâce à Alain Reynaud. En 1972, ce dernier publie Epistémologie de la géomorphologie[6].  Bien que n’étant pas lui-même géomorphologue, ce qui lui a valu les foudres de cette corporation, cet ouvrage croise géomorphologie et philosophie. Pour Christian, ce livre fut une véritable révélation. L’un des principaux fils conducteurs est la dimension temporelle, comment expliquer un paysage géographique en en faisant un récit historique. Si on cherche un ancêtre aux chorèmes, il se trouve dans les manuels de géomorphologie, la cuesta[7] en étant un bon exemple. Cet ouvrage a tellement marqué Christian qu’il voulut lire d’autres ouvrages ou articles de Reynaud notamment par l’intermédiaire de la revue du TIGR (Travaux de l’Institut de Géographie de Reims). Le premier numéro d’EspacesTemps (1975) fût d’ailleurs envoyé à Reynaud. Ce dernier proposa à Jacques Lévy et à Christian de venir le présenter à ses étudiants. C’est donc à cette occasion que Christian rencontra Alain Reynaud en personne en 1976. Cette rencontre fut prolongée par des échanges épistolaires. Reynaud et Grataloup étaient tous deux des fidèles de Brunet, créateur du département de géographie de Reims et du TIGR[8]. En 1994, au moment où un poste était vacant à Reims, Alain Reynaud a donc évidemment poussé ses collègues à recruter Christian, quand ce dernier fut docteur et qualifié pour être maître de conférences. Ainsi pendant quatre ans, ce dernier enseigna dans un petit département de géographie composé seulement de dix enseignants. Cela l’a amené à travailler aussi bien avec des historiens qu’avec des étudiants de première année.  

Roger Brunet réussit à convaincre Alain Reynaud de publier ses travaux dans un livre intitulé Une géohistoire. La Chine des Printemps et des Automnes[9]. La chronique des Printemps et des Automnes raconte ce qui se passe année après année entre les différents royaumes chinois du Xe au Ve siècle avant notre ère. Reynaud en fit une étude géographique en s’intéressant aux mouvements migratoires, aux changements de poste des grands dignitaires, aux attaques et aux guerres entre royaumes, aux liens commerciaux avec les flux de caravanes… L’analyse de tous ces éléments relève des récurrences et des structures géographiques cartographiées dans son ouvrage. Cette recherche est placée sous l’égide du terme « géohistoire ». C’est sur ce point précis que Reynaud a fortement influencé Grataloup. Cependant, il n’a plus réutilisé ce terme pour aucun de ses autres travaux.

 

4- Bernard Lepetit, un historien géographe.

Christian découvre l’historien Bernard Lepetit grâce au groupe Dupont installé à Avignon[10]. Celui-ci se réunissait régulièrement lors de rencontres appelées Géopoint. Bernard Lepetit fut invité à l’une d’entre elles. Grataloup constate que cet historien utilise la géographie quantitative pour analyser l’organisation spatiale des réseaux urbains d’Ancien Régime et du XIXe siècle. Christian a d’ailleurs tenu à ce que Bernard Lepetit fasse partie de son jury de thèse[11]. Malheureusement, Lepetit mourut à l’âge de 47 ans le 31 mars 1996 d’un accident de voiture. Lieux d’histoire lui est d’ailleurs dédié.

 

 

5-Braudel, père de la géohistoire.

Le terme de « géohistoire » est utilisé pour la première fois par l’historien Fernand Braudel dans un article rédigé lors de sa captivité en Allemagne (entre 1940 et 1945) et intitulé « Géohistoire : la société, l’espace et le temps »[12]. Cependant, Braudel intéresse davantage Grataloup pour son récit factuel de la construction du niveau mondiale entre le XVe et le XVIIIe. Le principal héritage retenu par Christian de cet historien fut la réflexion en termes d’économie-monde et d’empire-monde. Au moment du colloque de Châteauvallon (octobre 1985) en l’honneur de Fernand Braudel, Christian Grataloup, alors en vacances au Mexique, ne put s’y rendre. Ce fut donc son ami Jean-Louis Margolin, présent à ce colloque, qui a proposé une interview à Braudel par la revue EspacesTemps. Ce dernier, décédant en novembre 1985, n’honora pas ce rendez-vous.


 Source :



[1] Roger Brunet, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », in L’Espace géographique, livraison numéro 4, 1980.

[2] Ces structures ou « principes » sont rassemblés sur notre site : https://gaiaclioalecole.blogspot.com/p/principe.html

[3] Le Diplôme d’Études Approfondies (DEA) fut créé en 1954. Il sanctionne la première année des études doctorales. Il est remplacé aujourd’hui par le master de recherche dans le cadre de la réforme LMD (Licence-Master-Doctorat) de 2002.

[4] Tous trois sont des géographes français.

[5] Grataloup Christian, Lieux d’histoire, Reclus, collection Espaces modes d’emploi, Montpellier, 1996, 200 pages.

[6] Reynaud Alain, Epistémologie de la Géomorphologie, Masson et Compagnie, Paris, 1971, 128 pages.

[7] En géomorphologie, la cuesta est une forme de relief dissymétrique superposant une couche résistante à une couche tendre, l'abrupt constituant le front de cuesta, la partie en pente douce le revers.

[8] Roger Brunet fonde la revue des Travaux de l’Institut de Géographie de Reims (TIGR) en 1969.

[9] Reynaud Alain, Une géohistoire. La Chine des Printemps et des Automnes, Reclus, collection Géographiques, Montpellier, 1992, 220 pages.

[10] Le groupe Dupont est une association formée au début des années 1970 de jeunes assistants en géographie isolés en province n’arrivant pas à se former à la géographie modélisatrice malgré leur connaissance des écrits de Brunet. Le nom du groupe Dupont fait évidemment référence au pont d’Avignon.

[11] Grataloup Christian, L’espace de la transition : essai de géohistoire chorématique, thèse de doctorat en géographie, sous la direction de Roger Brunet, soutenue à Paris 1 en 1994.

[12] Ribeiro Guilherme, « La genèse de la géohistoire chez Fernand Braudel : un chapitre de l'histoire de la pensée géographique », Annales de géographie, vol. 686, no. 4, 2012, pp. 329-346.


lundi 19 février 2024

[CR de lecture] CAPDEPUY Vincent, Le Monde ou rien. Histoire d’un concept géographique, Presses Universitaires de Lyon, 2023.

COMPTE-RENDU DE LECTURE

Le Monde ou Rien

CAPDEPUY Vincent, Le Monde ou rien. Histoire d’un concept géographique, Presses Universitaires de Lyon, collection Espaces critiques, 2023, 169 pages.


 

50 histoires de mondialisation[1] et Chroniques du bord du monde[2] sont les deux premiers livres écrits par le géohistorien Vincent Capdepuy. Vient de paraître son troisième ouvrage Le Monde ou rien. Histoire d’un concept géographique[3] dans la collection Espaces critiques aux Presses Universitaires de Lyon. Cette collection, dirigée par le géographe Philippe Pelletier, publie des travaux portant sur « [des] problématiques spatiales, territoriales et environnementales » situés entre deux logiques, celles historique et géographique[4].

Dès l’introduction, Vincent Capdepuy rappelle le parcours qui l’a mené de ses années estudiantines jusqu’à l’écriture de cet ouvrage, en passant par sa thèse[5] sous la direction de Christian Grataloup.

Comment penser le Monde ? Voilà la question que se pose l’auteur : Pour appuyer son archéologie lexicale, il insère des citations plus ou moins longues au sein de son texte construit grâce à une abondante bibliographie accumulée aux fils des ans et de ses recherches. Quels sont les principaux axes à retenir de cette publication ?

*   *   *

1-Le Monde, un singulier pluriel.

Du géographe-historien Ptolémée (IIe siècle avJC) au géohistorien Fernand Braudel (XXe siècle), l’auteur étudie les différents mots servant à désigner « le Monde ». Il analyse les équivalences, la synonymie ou non entre des termes comme Terrae, Kosmos, Oikoumene, Orbis, Universus ou Mundus. Ainsi, dans une visionromanocentrée, le monde romain équivaut au Monde (connu). Puis au fil des siècles, avec la « découverte » des autres mondes (chinois, arabe, asiatique, voire méditerranéen chez Braudel[6]…), « mondes » en vient à désigner des parties d’un tout, le Monde. Ce n’est que progressivement que les particularités des mondes définissent une singularité, le Monde avec une majuscule.

 

2-L’émergence du Monde.

Bien que « mondialisation » ne rentre dans les dictionnaires que dans les années 1980, ce terme et surtout son usage sont bien plus ancien que ce que nous pouvions imaginer. Il apparaît dès la fin du XIXe siècle-début XXe siècle. Cependant, il est exact qu’à la fin du XXe siècle, « mondialisation » prend un sens péjoratif notamment dans un contexte de chômage et de crise économique. Il se charge d’un sens plus économique, définissant essentiellement les échanges entre des espaces spécialisés, notamment les villes mondiales.

Il y a une compétition lexicale pour définir ce processus d’émergence : mondialisation, internationalisation, universalisation, globalisation, voire planétarisation s’échangent, se complètent voire s’opposent. Il existe une pléthore de mots pour dire et surtout penser le Monde. Mais tous ne sont pas équivalents, interchangeables, synonymes. Ainsi la globalisation n’est pas stricto sensu la mondialisation ; la mondialisation n’est pas la planétarisation.

 

3- Dire le Monde autrement.

D’autres mots dits « alternatifs » par Vincent Capdepuy ont été utilisés par des auteurs pour dire le Monde sans que ceux-ci soient totalement et parfaitement synonymes. De son côté, l’auteur différencie les trois termes suivants :

  •     La globalisation serait réservée à « un espace unique du globe terrestre par une interconnexion accrue [des humains] »[7],
  •        La planétarisation concerne « la prise de conscience environnementaliste subséquente à l’exploitation du milieu fini dans lequel les êtres humains et tous les autres êtres vivants peuvent subsister »[8],
  •      La mondialisation est « l’apparition d’un territoire commun par des êtres humains intégrés à une même société »[9].

On retrouve ici les trois concepts étudiés par la géographie : espace, milieu et territoire.


4-Défaire le Monde 

Le terme controversé de « démondialisation » est aujourd’hui utilisé aussi bien par les altermondialistes que par les souverainistes. Pour certains, la démondialisation se comprend dans le sens d’une souveraineté retrouvée, avec comme danger un retour du nationalisme et de la xénophobie. Comme le dit Vincent Capdepuy, « assumer de défaire le Monde est une défaite de la pensée »[10]. Il est de plus en plus difficile de faire Monde avec tout le monde, avec tous les mondes. La diversité (ethnique, religieuse, culturelle…) des mondes est une revanche sur la construction progressive du Monde.

*   *   *

    En conclusion, le concept de Monde est donc tout autant un objet géographique qu’un objet philosophique. Entre [l]e Monde ou rien, il existe tout un panel d’échelles géographiques et de réflexions philosophiques que nous décrit avec une langue précise et savante Vincent Capdepuy. On prend conscience, si ce n’était déjà pas le cas, que les mots usités par les différents auteurs ont une importance pour penser et caractériser le Monde. Ces mots traduisent une pensée voire une idéologie sous-jacente : Pourquoi ce terme plutôt qu’un autre, quelle(s) vision(s) du Monde ces mots trahissent ils ?


Compte-rendu ajouté à la page dédiée à Vincent Capdepuy. 


 

 



[1] CAPDEPUY Vincent, 50 histoires de mondialisations. De Néandertal à Wikipedia, Alma Editeur, 2018, 466 pages. Voir le compte-rendu de lecture sur notre site :

[2] CAPDEPUY Vincent, Chroniques du bord du monde. Histoire d’un désert entre Syrie, Irak et Arabie, Editions Payot et Rivages, 2021, 480 pages. Voir le compte-rendu de lecture sur notre site : https://gaiaclioalecole.blogspot.com/2021/10/cr-de-lecture-vincent-capdepuy.html

[3] CAPDEPUY Vincent, Le Monde ou rien. Histoire d’un concept géographique, Presses Universitaires de Lyon, collection Espaces critiques, 2023, 169 pages.

[5] CAPDEPUY Vincent, Entre Méditerranée et Mésopotamie : étude géohistorique d'un entre-deux plurimillénaire, soutenue en 2010 sous la direction de Christian Grataloup.

[6] BRAUDEL Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Armand Colin, première édition 1949.

[7] CAPDEPUY Vincent, Le Monde ou rien. Histoire d’un concept géographique, p.111.

[8] Idem.

[9] Idem.

[10] Idem, page. 117.

jeudi 11 janvier 2024

[Podcast] Séquence médiatique de Christian Grataloup sur "Géohistoire. Une autre histoire des humains sur la Terre."

 PODCAST

Pour son dernier livre "Géohistoire. Une autre histoire des humains sur la Terre.", Christian Grataloup est l'invité de plusieurs émissions aussi bien à la radio qu'à la télévision. 




Les Matins de France Culture : 



Idées sur RFI : 




28 minutes sur Arte : 



Fréquence protestante : 




Lien ajouté à la page de Christian Grataloup, Le Monde et la mondialisation.

mardi 21 novembre 2023

[CR de lecture] Christian Grataloup, Géohistoire. Une autre histoire des humains sur la Terre, Les Arènes, 2023.

 COMPTE-RENDU DE LECTURE

GRATALOUP Christian , Géohistoire. Une autre histoire des humains sur la Terre, Les Arènes, 2023, 451 pages. 



En ce mois d’octobre 2023, les Arènes publient un nouvel ouvrage de Christian Grataloup intitulé Géohistoire. Une autre histoire des humains sur la Terre. Ce livre se place très clairement dans la continuité des trois atlas historiques[1] édités eux aussi aux Arènes dont il prolonge la réflexion (l’Atlas historique mondiale, l’Atlas historique de la France et l’Atlas historique de la Terre). Christian Grataloup nous propose une autre histoire des humains sur la Terre et non une histoire mondiale des humains. S’il est coutume de dire que derrière chaque (grand) homme se cache une femme, Christian Grataloup n'oublie pas de remercier, à la fin du livre, sa géographe de femme Anne-Marie Guérin-Grataloup pour sa relecture précise et attentive. Quels sont donc les grands axes à retenir de la lecture de cet ouvrage ?

 1- L’entrelacement de l’Espace et du Temps.

Géohistoire est véritablement un ouvrage géohistorique. C’est évidemment une lapalissade de le souligner. La géohistoire a pour ADN de lier l’Espace et le Temps sans ordre de préséance. En (al)liant le Temps et l’Espace, l’EspaceTemps s’écrit sans trait d’(de dés)union. La géographie éclaire l’histoire et réciproquement. L’auteur l’explique lui-même dans son avant-propos : ce livre se donne pour objectif d’ « éclairer ce que l’histoire des sociétés doit à leur espace » (p.7), « l’histoire est géographique ». (p.8). Attention cependant, celui-ci n’est pas un manuel d’épistémologie. Pour cela, le lecteur intéressé se reportera à l’Introduction à la géohistoire[2].

La principale nouveauté est la réflexion géohistorique sur ce que Christian Grataloup appelle « l’Axe » (avec un A majuscule) de l’Eufrasie qui court de l’extrême Occident (l’Europe) à l’extrême Orient (la Chine et le Japon). L’auteur étudie la mise en place de la connexion progressive de ce vaste espace. Pour cela, il construit un récit autant cartographique que textuel.

2- Un récit cartographique et textuel.

L’ouvrage est composé de deux formats de cartes : des cartes provenant de l’atlas central en couleurs et des cartes en noirs et blancs plus réduites insérées directement dans le corps du texte. Celles de l’atlas central ont été conçues par la même équipe que les précédentes réalisées pour les trois atlas, à savoir l’agence Légendes Cartographies. La durée historique se lit donc avec des arrêts sur images géographiques. La réciproque n’est pas tout à fait exacte car aucune carte en couleurs ne renvoie à un chapitre ou à une partie de chapitre, à l’aide par exemple d’une note de bas de carte qui aurait permis un véritable aller-retour entre celle-ci et le texte.

3- Et si Christian Grataloup avait été….Brésilien.

L’autre intérêt de ce livre est l’usage de l’uchronie. A partir d’un fait historique avéré, en supposant la modification de certains paramètres, l’auteur se pose la question de ce qui aurait pu arriver. Par exemple, que se serait-il passé si le navigateur chinois Zheng He avait contourné l’Afrique pour arriver en Europe avant que le portugais Vasco de Gama ne « découvre » l’Asie ? (p.258) Que se serait-il passé si le Monde était né en Polynésie et non en Europe ? (p.155) L’uchronie a comme avantage de mettre en lumière les possibles non réalisés dans le Temps et dans l’Espace d’un fait social. Cette utilisation de l’uchronie démontre qu’il n’existe pas de fatalité historique, comme il n’y a pas de déterminisme géographique. A nous donc de nous poser la question suivante : Et si Christian Grataloup avait été Brésilien, qu’en aurait-il été de la géohistoire en France ?

 

Géohistoire, une somme.

    En conclusion, cet ouvrage est un condensé des principales idées de Christian Grataloup développées depuis le milieu des années 1970. Une somme dans les deux sens, à la fois quantitative et qualitative :

  •         Une somme de toutes ses recherches, conférences développées depuis le milieu des années 1970.
  •        Une somme, un ouvrage de référence pour les années à venir qui n’a pas peur d’étudier les grands espaces sur la longue durée à la Braudel.  

Ce livre est à la fois transdiciplinaire (il utilise toutes les sciences de la société), a-disciplinaire (il ne s’enferme dans aucune discipline) et indiscipliné (il ne respecte pas les frontières académiques entre les sciences du social). A la fin de ce compte-rendu, une question lancinante nous reste en tête : qui est le véritable acteur de ce livre ? les humains ou la Terre ? Dans les premiers chapitres, la Terre impose ses contraintes géographiques à l’histoire humaine (exemple de l’isthme de la Béringie durant le Quaternaire formant un pont terrestre permettant le peuplement humain de l’Asie vers l’Amérique), jusqu’à très récemment (début de l’ère du carbone fossile au XVIIIe siècle). A partir de cette dernière période, le rapport s’inverse, les humains impriment leur marque écologique à la Terre. Le réchauffement climatique est la réponse terrestre à cette contrainte humaine. Pour finir, on a tous en mémoire l’inversion demandée par l’historien Lucien Febvre à Fernand Braudel à propos de sa Méditerranée au temps de Philippe II. L’ouvrage de Christian Grataloup aurait-il été le même s’il s’était intitulé Géohistoire. Une autre histoire de la Terre au temps des humains ?


Compte-rendu ajouté à la page dédiée à Christian Grataloup : Le Monde et la mondialisation

 


[1] Atlas historique mondial (1ère édition, 2019), Atlas historique de la France (2020) et Atlas historique de la Terre (2022), tous les trois publiés aux éditions Les Arènes.

[2] GRATALOUP Christian, Introduction à la géohistoire, Armand Colin, 2015, 221 pages.

vendredi 17 novembre 2023

[PODCAST] Au 18e siècle, l’invention d’un réseau routier

 PODCAST

Ce lundi 13 novembre, Tiphaine de Rocquigny a reçu dans son émission de France Culture Entendez-vous l'éco ? Anne Cochon, professeure d'histoire économique à Paris I Panthéon-Sorbonne et Nicolas Verdier, géohistorien et directeur de recherche au laboratoire Géographies-Cités. Ensemble, ils se sont entretenus sur l'invention du réseau routier au XVIIIe siècle. 

"Alors que le réseau du 17e siècle était non seulement mal entretenu, mais aussi mal réparti localement, le siècle des Lumières est marqué par la mise en place d'une politique extrêmement volontariste en faveur du développement des voies routières".


Retrouvez ce podcast en cliquant sur l'image ci-dessous : 







mardi 12 septembre 2023

[Biographie] Christian Grataloup, un géohistorien en liberté : #2 L’exploration des sciences sociales (années 1970-1990)

 BIOGRAPHIE


Christian Grataloup, un géohistorien en liberté

 #2 L’exploration des sciences sociales  (années 1970-1990)


Christian Grataloup
(Source photo : cliché personnel de C. Grataloup)

1- La (re)découverte de la géographie.

En parallèle de son inscription en hypokhâgne puis khâgne à Lyon, il s’inscrit en Licence d’histoire afin d’avoir une équivalence. En classe prépa, il prend goût grâce à la seconde femme de Michel Vovelle, la géographe Monique Rebotier, à la géographie et à l’ensemble des sciences sociales (sociologie notamment avec les écrits de Pierre Bourdieu…). Elle entraînait ses étudiants au commentaire de cartes.  L’objectif était de construire un récit géomorphologique à partir d’une carte, d’un espace. Cet exercice, très traditionnel inséré dans un bain de sciences sociales, a fait basculer Christian de l’histoire vers la géographie. L’assistant en géographie à l’ENSET, Albert Plet, lui conseille de s’inscrire à Paris‑7 Jussieu, université davantage scientifique en géomorphologie. L’UER de Paris 7 était une UER de géographie, histoire, sciences sociales.

En 1974, il obtient l’agrégation externe de géographie avec son ami Jacques Lévy. Ensemble, ils discutent de la refondation des sciences sociales, plus spécialement de la géographie. Ces discussions ont mené à la création d’une nouvelle revue EspaceTemps, dont il propose le nom. Son goût pour la géomorphologie se lit dans ses articles du numéro 1 de cette nouvelle revue[1] créée à l’Ecole Normale Supérieure de l’Enseignement Technique (ENSET) de Cachan[2].

 

2-Le bain des sciences sociales à Paris 7.

A Jussieu, il suit des enseignements en co-présence : des professeurs de différentes disciplines étaient présents au même moment, notamment lors d’un cours portant sur « Les Sud » (pays en voie de développement) : Olivier Dollfus pour l’Amérique latine, Henri Moniot pour l’Afrique Noire… L’objectif était de mélanger histoire et géographie sur une idée de l’historien Pierre Vidal-Naquet. Ce dernier voulait supprimer les découpages historiques et géographiques pour gommer les différences entre médiévistes, contemporanéistes et la spécialisation en aires géographiques. Cette pratique transdisciplinaire a conforté Christian dans son choix de s’intéresser à l’ensemble des sciences sociales et pas seulement à la géographie, à la climatologie ou à la démographie… Pendant longtemps, il hésitera sur sa thématique pour un 3e cycle, ne sachant que choisir entre la géographie, la préhistoire ou l’anthropologie. L’agrégation en poche, Christian décide de s’inscrire en Licence d’ethnologie-anthropologie.

A la fin des années 1970, la géomorphologie classique se faisait en dehors de toute considération pour la présence des sociétés humaines. Très tôt, Christian lit les ouvrages de l’anthropologue Maurice Godelier et surtout de l’historien Fernand Braudel (La Méditerranée, Grammaire des Civilisations, Civilisation Matérielle[3]) : dans ces ouvrages, il retrouve les liens entre les fondements de la géographie physique, la démarche anthropologique, l’économie et la sociologie. Il décide de rompre avec la géomorphologie pour se consacrer entièrement à des questions historiques (comme l’histoire mongole par exemple) pour construire des modèles et ainsi se situer dans les courants de modélisation que cristallisait progressivement le géographe Roger Brunet. Le jeune Christian essaie ainsi de mélanger les approches de Braudel et de Brunet. L’étudiant Grataloup n’a jamais rencontré la géographie historique tout simplement parce qu’en France on n’enseignait pas cette discipline, contrairement à d’autres pays comme le Royaume-Uni. Le peu de géographie historique se faisait à Paris 4.  Même s’il connaissait le terme de géohistoire inventé par Fernand Braudel, il n’y a accordé de l’importance que grâce à l’ouvrage d’Alain Reynaud Une géohistoire. La Chine des Printemps et des Automnes[4]. Au début des années 1980, il fait sien ce terme.

Après 1972 et jusqu’aux milieu des années 1980, les postes universitaires se firent de plus en plus rares. C’est pourquoi, Christian fut professeur de collège durant 5 ans. Ce rétrécissement du nombre de postes universitaires lui a permis de ne pas se faire enfermer dans une case universitaire d’assistant en géomorphologie. L’enseignement dans le secondaire était dans la droite ligne de ce qu’il faisait à l’ENS où il avait fondé un séminaire réflexif sur l’enseignement. Les réunions bihebdomaires de l’équipe d’EspacesTemps (Christian Grataloup et Jacques Lévy pour la géographie, Jean-Louis Margolin, Patrick Garcia, François Dosse pour l’histoire) fut le lieu où Christian développa sa réflexion combinant histoire et géographie à grande échelle dans la continuité des travaux de Fernand Braudel.


Source :

 



[1] « Les contacts morphologiques », EspacesTemps, volume 1, 1975, pp.18-25.

« Le concept de forme de relief », EspacesTemps, volume 1, 1975, pp.23-32.

« La géographie aux champs », Espaces Temps, volume 1, 1975, pp.26-28.

« Le fond et la forme. De l'épistémologie de la géomorphologie à la subjectivité spatiale », EspacesTemps, volume 1, 1975, pp.66-72.

[2] « Manifeste », EspacesTemps, volume 4, 1976, p.3.

[3] Braudel Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, 1949 (1ère édition, 1966 (2e édition). Grammaire des civilisations, 1963 (1ère édition). Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle, Armand Colin, réédition 1979, 3 volumes.

[4] Reynaud Alain, Une géohistoire. La Chine des Printemps et des Automnes, Montpellier, Reclus, 1992, 220 pages.